Début 2023, Auxilia lançait l’exploration “Familles ZFE” visant à appréhender finement les impacts sociaux des 43 Zones à Faibles Émissions susceptibles d’être mises en place d’ici le 1er janvier 2025, et à identifier les leviers à même d’en limiter les effets négatifs sur les ménages vulnérables. Six mois plus tard, plusieurs territoires ont accepté de s’embarquer dans cette démarche, et des ménages sont en cours de mobilisation pour tester différentes solutions de mobilité compatibles avec la réglementation existante ou à venir.
A la veille du lancement de ces expérimentations, l’heure est au premier bilan. Jade Charbonnier, consultante chez Auxilia en thèse CIFRE au Laboratoire Ville, Mobilité, Transport, et Maylis Poirel, cheffe de projets mobilité chez Auxilia, livrent leurs retours sur cette première phase de diagnostic et de montage.
L’exploration « Familles ZFE » a commencé il y a maintenant 6 mois, revenons sur le chemin parcouru et les premiers enseignements à en tirer.
Jade : Déjà, ces 6 premiers mois d’exploration se sont déroulés dans un contexte de “crise nationale” sur le sujet, comme cela a été décrit à plusieurs reprises lors de nos échanges avec des acteurs locaux et nationaux. Par suite des nombreuses crispations provoquées dans les territoires concernés, plusieurs acteurs se sont positionnés sur le sujet, à la manière du Sénat dont le rapport de juin dernier pointe un certain nombre de limites, tant sur l’efficacité des ZFE-m à réduire la pollution de l’air que sur le processus même de mise en oeuvre des ZFE-m : complexité réglementaire et hétérogénéité des régimes locaux, inaccessibilité financière aux voitures propres, “accompagnement défaillant de l’Etat dans la mise en œuvre et le contrôle des ZFE-m”, incompatibilité entre le calendrier et la temporalité de renouvellement du parc automobile, illisibilité des dispositifs d’aides et d’accompagnement pour les usagers… Certaines propositions du rapport alimentent directement les réflexions que nous essayons de porter dans notre démarche exploratoire (guichet unique, choc de l’offre, revalorisation des aides, sensibilisation et accompagnement). D’autres vont plus franchement dans le sens d’un assouplissement des restrictions et de leur calendrier de mise en œuvre. Dans ce contexte, la communication du comité interministériel du 10 juillet, qui visait à clarifier – sans les modifier – les obligations pour les différentes catégories d’agglomérations, a été interprétée par certains comme un recul de l’Etat quant au calendrier “à marche forcée” imposé aux collectivités.
Maylis : Notre projet exploratoire est à l’image de ces points de tensions. La mobilisation des collectivités dans notre dispositif s’est révélée plus ardue que prévue, les élu.e.s étant très prudent.e.s. Ainsi, si trois territoires se sont initialement engagés dans la démarche de nombreux allers-retours ont parfois été nécessaires, et l’une des trois collectivités partenaires a finalement opté pour un désengagement quelques mois après le lancement de l’exploration, malgré une politique ambitieuse de mobilité menée sur son territoire. Un des constats est que les collectivités ne sont pas toutes armées pour faire face aux crispations et à la crainte d’une “bombe sociale”. Il est clair que les grandes métropoles bénéficient d’outils déjà en place qui facilitent la mise en œuvre des ZFE-m et l’accompagnement social des ménages (relations intenses entre acteurs locaux, postes de conseillers.ères mobilité, expériences passées du modèle de l’expérimentation). Pour les autres, tout l’enjeu est de parvenir à faire de l’arrivée des ZFE-m une opportunité de concrétiser des politiques publiques ambitieuses (choc de l’offre, multimodalité, transversalité) en travaillant l’acceptabilité institutionnelle et publique en ce sens.
Jade : L’exploration “Familles ZFE” ainsi que mon travail de thèse visent justement à comprendre ce que la mise en œuvre mouvementée des ZFE-m nous dit des relations entre Etat et collectivités locales, et du partage de la responsabilité en matière de politiques environnementales. Ainsi, les collectivités locales vont-elles se saisir de la mise en œuvre des ZFE-m pour élaborer leurs propres objectifs de politiques publiques, en cherchant par exemple à améliorer la mobilité quotidienne de certains publics, comme les personnes qui travaillent en horaires décalés ?
L’exploration “Familles ZFE” est un dispositif déployé à l’échelle de territoires de mise en œuvre des ZFE, pourquoi avoir fait le choix d’expérimentations localisées, et quels sont les principaux enseignements à ce stade du projet ?
Jade : Le diagnostic a été mené sur trois territoires bien différents tant du point de vue de leur taille que de l’état d’avancement de la ZFE-m, dessinant de fait des enjeux locaux particuliers. Dans la plus grande métropole du panel, nous sommes attentives aux communes de première couronne qui ne bénéficient pas de la même offre de mobilité que le cœur de métropole, et sont pourtant confrontées à une part de véhicules anciens importante associée à un indice de défavorisation sociale élevé. Du côté de la Communauté Urbaine de taille moyenne, nous nous intéressons aux territoires plus excentrés, parfois ruraux, qui accueillent de nouvelles familles chaque année, et sont largement dépendants de la voiture pour les déplacements du quotidien. Ces deux cas ont pu être mis en perspective avec le troisième territoire, une métropole régionale dans laquelle la ZFE-m est déjà entrée dans une phase pédagogique. Ce territoire à forte croissance démographique fait face à un enjeu de taille : l’héritage d’un modèle fondé sur le tout-voiture et des zones peu denses fortement attirées par le cœur de métropole. Un choc d’offre innovant, notamment porté par la gratuité progressive des transports en commun, anticipe la mise en œuvre de la ZFE-m. Dans les trois cas, les Quartiers Prioritaires de la Politique de la Ville (QPV) font par ailleurs l’objet d’une attention particulière. L’analyse de l’enquête nationale Ménage Déplacements (2018-2019) a en effet montré que presque un quart (23,7%) du parc de véhicules des habitant.e.s des QPV est concerné par les premières interdictions des ZFE-m (Crit’air 4 et 5) contre 13,9% pour les habitant.e.s hors QPV.
Maylis : L’exploration tient compte de ces spécificités locales dans le montage des expérimentations. L’idée n’est pas de proposer aux ménages de tester des solutions hors-sol mais bien d’anticiper les changements à venir. Ainsi, la Communauté Urbaine que nous accompagnons déploie des projets transversaux d’aménagements et d’infrastructures favorisant l’intermodalité. Nous allons donc travailler avec des ménages concernés par ces projets pour anticiper leur appropriation future. C’est le cas par exemple de l’arrivée de lignes de Bus à Haut Niveau de Service, qui représente un vrai levier de report modal. Dans la grande métropole, nous avons fait le choix d’intégrer des communes qui bénéficieront de l’extension d’une ligne de métro ou du prolongement d’infrastructures cyclables. Au-delà de la mise en œuvre des ZFE-m, l’exploration s’intègre plus largement dans les réflexions sur les mobilités de demain : comment rendre les aménités urbaines accessibles à tous et toutes dans un contexte de crise écologique ?
Une des questions de départ était l’identification des publics pour qui l’arrivée d’une ZFE-m peut constituer un bouleversement au quotidien. Cette question provenait de l’étude “Mobilité : comment concilier inclusion et transition ?” réalisée par Auxilia pour le Laboratoire de la Mobilité Inclusive (LMI) en 2021. La ZFE-m y apparaissait comme un objet flou, tant par la méconnaissance du dispositif par la population, que par la méconnaissance, par les acteurs institutionnels, des ménages susceptibles d’être impactés. Comment identifier des ménages qui ignorent eux-mêmes être concernés par la ZFE-m ?
Maylis : Au-delà du travail de diagnostic mené sur la base de données statistiques, visant à définir des critères socio-spatiaux de caractérisation des ménages susceptibles d’être impactés, les premiers mois de l’exploration ont en effet permis de se confronter très pragmatiquement à l’enjeu du recrutement. Si l’exploration a été baptisée “Familles Zones à Faibles Émissions”, en référence aux démarches “Familles Zéro déchet” et “Familles à Energie Positive”, la grande différence ici est que l’exploration s’adresse à des ménages en situation de difficulté face à une réglementation environnementale, et non à des ménages préalablement sensibilisés aux enjeux écologiques, appartenant plutôt à une partie favorisée de la population. Notre objectif est de réunir un panel diversifié qui rende compte du faisceau de vulnérabilités face à la mise en œuvre des ZFE-m, en identifiant les ménages invisibilisés, et en évitant de tomber dans certains écueils des démarches participatives. Cela a des répercussions sur la méthode de recrutement, d’où la nécessité d’impliquer des “prescripteurs” sociaux (centres sociaux, maisons de la métropole, directeurs QPV, employeurs, structures d’aides à domiciles, missions locales, etc.) et des services différents des collectivités (aménagement, politique de la ville, emploi, etc.).
Jade : Et même avec l’aide des acteurs sociaux, l’identification des ménages n’est pas simple. C’est ce que confirme l’étude sur le non-recours à la prime à la conversion, commandée par le Ministère de la Transition Écologique à Auxilia en complément de l’exploration “Familles ZFE”. Les publics éligibles à la prime à la conversion rencontrent très peu les acteurs sociaux, qui accompagnent en majorité des publics faiblement motorisés. De fait, les ménages qui se déplacent quotidiennement avec des véhicules interdits par les ZFE-m ou qui vont l’être prochainement, restent invisibles et n’ont pas accès à un accompagnement adapté. Une partie des ménages concernés par les ZFE-m n’est pas informée des interdictions de circulation liées à leur véhicule, ce qui complique l’identification des enquêté.e.s. L’enquête a aussi montré que le niveau de connaissances autour de la voiture est inégal entre les membres d’un même foyer. Une première explication tient dans le fait que certaines personnes ne possèdent pas le véhicule qu’elles utilisent au quotidien, c’est par exemple le cas des jeunes que nous avons interrogé.e.s, qui empruntent la voiture d’un.e membre de la famille, et maîtrisent peu les décisions qui concernent le véhicule.
Maylis : La question de l’identification et du recrutement des publics concernés par les ZFE-m rejoint celle, plus générale, du périmétrage des publics concernés par la mobilité solidaire, qui est loin d’être une évidence. Dans l’étude “Mobilité : comment concilier inclusion et transition ?” évoquée plus haut, les plus précaires, “écolos par contrainte” car sans accès économique à la voiture, semblaient finalement peu concernés par les restrictions environnementales. Ainsi l’invisibilité des publics impactés, échappant aux dispositifs institutionnels, semble cacher moins une minorité “statutaire” (les bénéficiaires des minimas sociaux par exemple) qu’un archipel “diffus” au sein de la population. Un lien à faire avec le concept d’ “hétérogénéité diffuse”, développé par Emre Korsu, chercheur au Laboratoire Ville Mobilité Transport pour exprimer la difficulté actuelle à construire des énoncés généralisateurs sur les groupes sociaux ?
Jade : Dessiner le profil-type d’un ménage vulnérable face à la ZFE-m relève de fait d’une mission difficile. L’exploitation de données quantitatives permet d’avoir un premier aperçu des inégalités à l’œuvre. On observe ainsi une corrélation entre revenus des ménages et ancienneté du véhicule. L’enquête “Mobilité des Personnes” (2018-2019, Insee) montre que les ménages aux revenus les plus bas sont moins motorisés que les ménages les plus riches. Ainsi, les 20% des ménages les plus modestes ne représentent que 13% du parc de véhicules mis à disposition des ménages. Plus spécifiquement, leur parc de véhicule représente 25% du parc de véhicules Crit’air 5 – les premiers véhicules interdits par les ZFE – soit presque deux fois plus que le poids total dans le parc de véhicules. L’exploitation des données quantitatives pointe des chiffres-repères importants mais notre analyse ne saurait se passer du recueil de données sensibles dont l’objectif est de comprendre si les ZFE-m sont susceptibles d’aggraver des situations de “dépendance à la mobilité”. C’est pourquoi le suivi scientifique des cohortes de ménages du projet “Familles ZFE” projette d’employer des méthodes d’enquêtes qualitatives : entretiens semi-directifs, entretiens collectifs et cartographie symbolique et participative.
L’un des enjeux de l’exploration est d’expérimenter des collaborations entre les acteurs impliqués dans la mise en place des ZFE-m, les acteurs de la mobilité, et les acteurs du social. Quels sont les enseignements de la phase de montage, qui s’est déroulée durant le premier semestre 2023 ?
Maylis : L’objectif est de tester à petite échelle la chaîne de partenariats nécessaire à la prise en charge des difficultés occasionnées par la ZFE-m et à l’ouverture effective d’alternatives réalistes pour les ménages concernés. La démarche de montage opérationnel a consisté, à partir de prises de contact avec des opérateurs de mobilité et des prescripteurs (acteurs-relais du recrutement des ménages), à concevoir un bouquet d’expérimentations et le parcours utilisateur adapté. L’intérêt, pour ces acteurs, de devenir partenaire local de l’expérimentation, est multiple : élargir leur champ d’activités (tester un nouveau format d’accompagnement, mettre au point une nouvelle offre, s’ouvrir à un nouveau public-cible), capitaliser sur l’évolution des pratiques de mobilité dans un contexte de transition vers la généralisation des ZFE-m, tester des partenariats inédits.
Un premier enseignement est la pertinence et l’efficacité des démarches de conception multi-acteurs. Sur chaque territoire, un atelier de co-construction du parcours utilisateur a été proposé. C’est en réunissant ces acteurs appartenant à des sphères différentes autour d’un objectif commun que des solutions se dessinent pour imbriquer les diverses contributions (l’aide au recrutement ; la proposition d’une solution opérationnelle de mobilité ; le suivi et l’accompagnement personnalisé des ménages) dans une continuité du point de vue de l’usager.
Un deuxième enseignement est que parmi les freins observés, on retrouve les limites connues du modèle de la mobilité solidaire : le manque de financements, et la difficulté à s’ouvrir à des formats expérimentaux de collaboration. Ce constat rejoint les observations recensées notamment dans le cadre des Rencontres Tous Mobiles, initiées par le LMI et la Délégation Interministérielle à la Prévention et à la Lutte contre la Pauvreté, menées en 2022 et accompagnées par Auxilia. Le rapport final des Rencontres pointait le “sempiternel problème du modèle économique” et la nécessité de “pérenniser la capacité d’innovation de l’écosystème” de la mobilité solidaire. Non pas que les acteurs de la mobilité solidaire manquent de capacité d’innovation, mais que cette capacité d’innovation est jusqu’à aujourd’hui en grande partie dévolue à la recherche de financements et à l’invention de solutions sur mesure difficiles à faire passer à l’échelle. Dans le montage de l’exploration, plusieurs acteurs nous ont signifié leur impossibilité de proposer une contribution en nature sans compensation financière. Il en ressort que les acteurs qui ont été le plus faciles à mobiliser dans la proposition d’expérimentations sont ceux qui se distinguent par la robustesse de leur modèle et par leur maturité quant aux processus expérimentaux.
Et pour finir, quels sont les chantiers qui vous attendent à la rentrée ?
Jade : L’exploration entre désormais dans une phase opérationnelle qui consiste à poursuivre le recrutement des ménages volontaires pour participer au projet. Dès la rentrée, de premières familles pourront se lancer dans l’expérimentation. L’idée est à la fois de mettre à disposition des alternatives à la voiture individuelle (vélo à assistance électrique, abonnement gratuit de transport en commun, etc.) mais aussi d’accompagner le premier usage (atelier de remise en selle vélo, aide pour utiliser une plateforme d’autopartage, etc.). Au préalable, les familles bénéficieront d’un diagnostic mobilité personnalisé afin de déterminer le programme d’expérimentations le plus pertinent pour elles. En plus de l’accompagnement des ménages et de la coordination des partenaires, notre rôle sera d’assurer le suivi scientifique “au fil de l’eau” de l’expérimentation, sur la base d’entretiens individuels et collectifs. C’est tout l’intérêt d’un dispositif de recherche-action qui mène en parallèle observations scientifiques et expérimentations sur le terrain. Rendez-vous dans quelques mois pour les premiers retours de terrain !
Pour aller plus loin :
« L’ingénierie privée en aménagement et urbanisme : une prothèse de l’ingénierie publique ? », Bataille Nicolas, 2022, Métropolitiques
« Experts et consultants, l’ingénierie privée dans l’action publique » in Regards sur la recherche 2020, INET-CNFPT, p.27-31
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